2ème Journée d'Étude sur la Marmotte Alpine, Ramousse R. & Le Berre M. eds. : 31-38.


Pour une gestion rationnelle de la marmotte alpine, ressource naturelle et élément du patrimoine naturel

Michel LE BERRE
Laboratoire de socioécologie et d'écoethologie, IASBSE,
UCBL1, 43 Boulevard du 11 novembre 1918, F69622 VILLEURBANNE cedex


Résumé
Le cadre général de la gestion d'une espèce de la faune sauvage est replacé dans une perspective de durabilité. Les notions de ressource naturelle, patrimoine naturel ainsi que les composantes socio-économique permettant de calculer la valeur d'une ressource sont rappelées.

Une proposition de création d'un organisme (observatoire) de prise en charge de la gestion des populations de marmottes françaises est avancée.

Abstract
The general scope of wildlife management was specified in order to provide the sustainability of a species. The concepts of natural resource, natural heritage and the socio-economical components allowing the calculation of the global value of a resource were recalled.

The creation of a monitoring organism (observatory) was suggested to take charge of the management of the French marmot populations.


1. QU'EST-CE QU'UNE RESSOURCE NATURELLE ?

Nous venons de voir, dans les exposés précédents, que la marmotte est un modèle biologique exceptionnel permettant de résoudre bien des inconnues en matière de survie en milieu extrême. Ce n'est pas le seul aspect à retenir de ce sympathique rongeur. Vivant sur le territoire français, il fait partie de notre patrimoine naturel. Car, si "patrimoine" désigne, étymologiquement, "l'héritage du père", c'est aussi, depuis le 19ème siècle, l'ensemble des biens transmis par les ancêtres. C'est donc un héritage que peuvent revendiquer les générations futures et que nous avons le devoir de préserver, en le gérant de façon avisée.

Dans cette approche de l'être vivant, où le biologique s'intègre à l'économique et au culturel, il est nécessaire de définir quelques termes avec lesquels les biologistes sont peu familiers.

1.1. Patrimoine naturel national :

Ce concept juridique désigne l'ensemble des richesses non produites par l'homme et situées sur le territoire d'un état considéré. Ce patrimoine comprend les ressources minérales, hydrauliques, mais aussi les paysages et les espèces animales et végétales vivant dans nos écosystèmes et les constituant. Comme tout patrimoine, il sera légué à nos descendants désignés par l'expression "générations futures". Nous ne sommes donc pas "propriétaires" de ces ressources, nous n'en avons que l'usufruit, ce qu'illustre clairement l'expression "nous empruntons nos ressources aux générations futures". Une gestion sage et avisée implique de ne pas utiliser le capital que constituent espèces sauvages et écosystèmes naturels afin de conserver des qualités de vie et des possibilités de développement à nos successeurs (Nations Unies, 1992 ; Brundtland, 1987 ; UICN, 1991).

1.2. Ressource

Selon l'angle sous lequel on examine une question biologique, on peut entrer dans le domaine de l'écologie ou dans celui de l'économie : ainsi, la notion de ressource appartient autant au vocabulaire de l'écologiste et du socioécologiste qu'à celui de l'économiste.

On entend par ressource, tout ce qui peut améliorer une situation. Une définition plus économique fait référence aux moyens d'existence, comme les moyens matériels dont peut disposer une collectivité.

1.3. Ressources naturelles

Ce terme désigne les productions de l'environnement que l'homme peut utiliser pour son développement, sa vie, sa survie. Il peut s'agir aussi bien d'énergie que de matière ou d'information.

On distingue classiquement :

* des ressources naturelles épuisables (c'est à dire non renouvelables à l'échelle du temps présent et de notre vitesse d'utilisation) comme les énergies fossiles (pétrole, gaz, houille) et les matières minérales (métaux, minéraux) ;

* des ressources naturelles renouvelables comme l'énergie hydraulique, l'énergie solaire, les productions biologiques.

Les espèces animales et végétales font partie des ressources renouvelables que nous offre notre environnement. A ce titre, la marmotte en est une et on peut essayer de préciser son statut socio-économique.

La marmotte doit alors être considérée comme un "bien d'environnement" (Thiébault, 1992) car, c'est une "production de la nature" dont les conditions de production sont modifiées par l'homme. C. Dubos (1993) précise qu'un bien d'environnement peut parfois devenir un bien économique. Cela n'implique pas qu'il acquière une valeur marchande, mais simplement qu'il ait une valeur d'utilité. En économétrie de l'environnement, il ne suffit pas de considérer des éléments biologiques ou géologiques, physiques ou chimiques. Il est aussi nécessaire de prendre en compte certains aspects éthiques qui sont étroitement associés à l'utilisation des ressources biologiques.

Les biologistes seront peut-être surpris d'apprendre qu'il existe une typologie permettant d'apprécier, en termes économiques, les flux financiers susceptibles d'être associés à toute ressource naturelle. Ainsi, chaque ressource présente une Valeur directe et une Valeur indirecte.

Valeur totale ressource naturelle = Valeur directe + Valeur indirecte

La valeur directe c'est la valeur d'usage, correspondant à toutes les formes de jouissance que l'on peut avoir d'une ressource naturelle

Valeur directe = Valeur de consommation + Valeur de production + Valeur récréative

La valeur de consommation correspond à la valeur qu'il aurait fallu payer, dans une économie de marché, pour utiliser des produits de chasse, de cueillette ou des matière premières consommées (bois de chauffe ou d'oeuvre, par exemple).

La valeur de production correspond aux revenus que l'on peut tirer, sur le marché, de la vente de ces mêmes produits. Il faut, bien entendu, distinguer la valeur de départ, depuis le lieu de production, de la valeur d'arrivée, sur le lieu du marché. Cette dernière est généralement beaucoup plus élevée.

La valeur récréative correspond aux flux financiers directs ou indirects issus de l'utilisation récréative d'une ressource naturelle (faune, flore, paysage) et des produits culturels qui en dérivent.

La valeur indirecte c'est l'ensemble constitué par les valeur d'option, d'existence et la valeur écologique.

Valeur indirecte = Valeur d'option + Valeur d'existence + Valeur écologique

La valeur d'option correspond à la valeur que prendrait la ressource dans la perspective d'un éventuel rôle économique, non encore évident, et qui justifie de ce fait des coûts de préservation.

La valeur d'existence est le consentement à payer pour éviter la disparition d'une espèce, d'un site ou d'un paysage.

La valeur écologique fait référence à l'évaluation financière du rôle de l'espèce considérée dans le maintien de l'équilibre d'un écosystème. Dans le cas de la marmotte, cela correspond d'une part à évaluer en terme financiers le rôle joué par la marmotte dans le maintien de certaines espèces fragiles comme l'aigle royal, par exemple, ou sa contribution au maintien et à la conservation des pelouses caractéristiques des paysages alpins.

2. EN MATIÈRE DE RESSOURCES NATURELLES, QU'EST-CE QUE GÉRER ?

On réunit sous le terme de gestion, l'ensemble des actions qui permettent de conserver un patrimoine naturel intact, voire qui mènent à en augmenter la valeur. Il s'agit, en fait, des actions complémentaires de conservation et d'aménagement.

2.1. Conservation d'un patrimoine :

En matière de faune, cela consiste à :

- faire une évaluation de l'importance et de la diversité de la ressource

- définir un statut juridique (gibier, nuisible, espèce protégée) ;

- prendre des mesures de protection, locale et/ou temporelle, de façon à en assurer la pérennité.

La notion de conservation n'exclut pas la possibilité d'exploiter, dans la mesure où exploiter ne signifie pas épuiser la ressource.

2.2. Aménagement des éléments du patrimoine

Les activités d'aménagement visent à conserver, maintenir et/ou reconstituer une ressource naturelle.

Les pratiques d'aménagement doivent être considérées en tenant compte de :

- la diversité biologique (génétique, spécifique, écosystémique) du patrimoine ;

- de la diversité et du caractère esthétique des paysages

- des demandes sociales

- des capacités de charge des milieux naturels (ou modifiés).

3. LE POINT SUR LA GESTION DES MARMOTTES EN FRANCE

Nous avons présenté l'état de nos connaissances en matière de gestion de marmottes, à différents colloques, en l'affinant, depuis 1991 (Ramousse et al., 1992 ; Ramousse et al., 1993 ; Ramousse & Le Berre, 1994). Il est donc possible de dresser un bilan global de la gestion des populations de marmottes en France.

3.1. Les bases nécessaires pour une gestion rationnelle n'existent pas

Ou, plutôt, elles n'existent pas de façon satisfaisante ou opérationnelle.

3.1.1. L'état des lieux :

C'est à dire avant toute opération de gestion, la nécessité de disposer d'un point zéro concernant la distribution spatiale et l'effectif de l'espèce considérée.

Localisation :

Cette opération implique de réaliser une cartographie fiable de l'aire de distribution des marmottes en France qui tienne compte, non seulement de la présence-absence des animaux, mais aussi de leur densité (abondance). Le seul document fiable et récent dans ce domaine est la carte de l'ONC dressée par Magnani et al. (1990). Les données en sont récentes, mais son tracé est fait sur la base d'un découpage administratif (communes) et non de paramètres écologiques ou biogéographiques. Cette carte peut cependant constituer un élément d'appui important.

Inventaire :

Aucune donnée, aucune estimation ne permettent actuellement d'avancer un chiffre, à une puissance de 10 près, en ce qui concerne l'effectif du peuplement de marmottes françaises. La connaissance des facteurs écologiques, climatiques et sociaux influant sur l'occupation de l'espace par cette espèce devraient permettre de développer prochainement un modèle d'estimation reposant sur une combinaison de comptages (travail débuté avec le Parc National des Écrins), d'estimation d'indices de présence (réalisé à La Sassière et à Prapic), sur la cartographie des zones ou sites potentiels (favorables) d'accueil (cartographie informatisée ou SIG). Les travaux que nous menons, en matière d'occupation de l'espace, devraient, dans un délai assez bref, nous permettre d'estimer les populations de marmottes de quelques zones types comme La Sassière, Prapic ou le Mont Valier. On peut déjà émettre l'hypothèse que l'effectif de la population française de marmottes correspond à un nombre compris entre 105 et 106.

3.1.2. La dynamique de la ressource :

La dynamique de la ressource permet de définir son évolution temporelle : en progression, en régression, stable. Cela suppose de connaître certains paramètres démographiques de base et de les modéliser (par exemple en utilisant le modèle matriciel de Leslie-Lewis).

Les paramètres-clef de la gestion d'une espèce sauvage comme la marmotte sont le taux de natalité, le taux de survie, la sex-ratio, les classes d'age. Ces paramètres ne sont pas encore suffisamment connus. Notre activité depuis 1990 vise à les acquérir. Quand ils le seront, il sera nécessaire de les préciser régulièrement.

La connaissance de ces paramètres constitue la base écologique d'une gestion rationnelle de faune sauvage, associé aux données socioécologiques et à la connaissance des capacités de charge des milieux.

3.2. Activités d'aménagement empiriques

En ce qui concerne la marmotte alpine, des activités d'aménagement sont réalisées de manière empirique, sans concertation, sans plan national ou régional, sans étude d'impact préalable. Cela aboutit à des aberrations (introduire l'espèce dans des régions où sa présence n'a jamais été attestée à l'époque historique : Pyrénées, Massif Central) ou à des échecs (certains sont salutaires comme Vosges, Jura, Côte d'Or). Dans tous les cas, il y a un coût pour la communauté et un risque pour l'évolution de la biodiversité dans nos écosystèmes.

Il existe, en matière de réintroduction, un cadre juridique national et international que nous avons analysé précédemment (Ramousse et Le Berre, 1994). Ce serait déjà un progrès que de s'y conformer.

En France, la gestion de la faune sauvage se fait au coup par coup, de façon subjective ou affective, généralement en réponse à des plaintes ou à des demandes très souvent irrationnelles. En particulier, il ne semble pas que des plans de gestion d'un écosystème de grande dimension (comme l'écosystème alpin, par exemple) aient été élaborés.

Il semble nécessaire actuellement de définir des normes en ce qui concerne les opérations de réintroduction de marmottes, en quelque sorte de réaliser un "cahier des charges". La marmotte est, en effet, le mammifère qui a donné lieu au plus grand nombre de réintroductions durant les dernières décennies : 91 opérations détectées depuis 40 ans. Nous sommes bien conscient de ce que ce bilan est très incomplet car les déplacements intra-communaux font rarement l'objet de mention et que les transferts initiés par des associations de chasseurs sont souvent confidentiels.

Cette abondance d'opérations s'explique par le fait que les transferts de marmottes ne demandent pas une logistique aussi lourde que celle nécessaire pour des ongulés comme le chamois ou le bouquetin. Elles sont donc directement accessibles au particulier. Cependant, toutes ces opérations ont un coût, et il serait normal que celui-ci soit intégré au bilan socio-économique des populations de marmottes.

4. CRÉER UN OBSERVATOIRE DE LA MARMOTTE

La marmotte est, dans la faune sauvage française, un exemple intéressant à divers titres.

- L'espèce occupe une partie assez importante du territoire national (environ 5%) et est bien localisée dans l'espace car limitée à quelques massifs de montagne ;

- Son statut actuel (gibier, espèce non menacée) ne soulève pas de passion ce qui permet de préparer un plan de gestion en toute sérénité.

Il ne faut cependant pas se leurrer car, en matière de faune de montagne, des problèmes peuvent surgir rapidement, en relation avec des déséquilibres. Au début du siècle, les marmottes connaissaient une situation de péril dans les Alpes françaises (Marié, 1936). Au 19ème siècle, ces problèmes se sont posés en Suisse, en Autriche, en Slovaquie, en Italie. Actuellement dans plusieurs pays d'Europe Centrale, le statut et la situation des populations de marmottes est très précaire (Pologne, Slovaquie, Roumanie).

Le suivi des populations de marmottes alpines pourrait être confié à un organisme indépendant des utilisateurs potentiels de marmottes, en quelque sorte à un observatoire qui assumerait diverses activités liées à la gestion des marmottes.

4.1. Fonctions de l'observatoire :

1. - Faire l'état des lieux en ce qui concerne l'espèce en France : estimation numérique, localisation (cartographie à différentes échelles), dynamique ;

2. - Définir les demandes : cynégétiques, récréatives, agricoles ;

3. - Faire des propositions en ce qui concerne l'actualisation du statut de la marmotte. En droit français, la marmotte est considérée comme res nullus. [Ceci en interdit l'exploitation privée, du type de celle des lapins et pose des problèmes en matière d'indemnisation de dégâts. Or, par sa liaison étroite à l'espace, la marmotte a un caractère de stabilité foncière qui la différencie du chamois ou du chevreuil ou du lièvre. Son statut de gibier de montagne en interdit toute exploitation commerciale. Les techniques actuelles de marquage électronique permettraient cependant d'envisager une exploitation raisonnable et durable de cette ressource, ce qui résoudrait certainement bien des mécontentements d'agriculteurs].

4. - Prévoir les besoins : connaître les capacités de charge des milieux d'accueil, connaître l'évolution des demandes.

5. - Planifier les réintroductions dans le temps et l'espace, en relation avec :

- les capacités de charge des sites

- avec les demandes sociales (analyser les demandes, les classer)

- avec les données historiques.

- effectuer les suivis de réintroduction.

4.2. Moyens :

L'observatoire comprendrait un secrétariat, un réseau d'informateurs, un conseil d'administration.

La fonction du secrétariat sera de centraliser et gérer des banques de données (biologiques, écologiques, économiques) et de mettre à jour inventaires et cartographies.

Le réseau d'informateurs transmettra l'information au secrétariat sous forme de fiches de contact : lieux d'observation, nombre d'animaux observés, âge des animaux, dates d'apparition après hibernation, date de disparition, durées d'enneigement sur sites, moment d'émergence des marmottons, nombre de marmottons, présence de terriers utilisés ou abandonnés, etc.

Le conseil d'administration définira la politique de gestion et les normes en matière de marmotte. Il prendra les décisions en ce qui concerne les demandes de transfert et de réintroduction. Il comprendra des représentants des différentes entités en contact avec les marmottes alpines : gestionnaires d'aires protégées, organisations cynégétiques, administrateurs territoriaux, scientifiques, sociétés de protection de la nature, etc....


4.3. Observatoire de l'environnement alpin

L'observatoire consacré aux marmottes que nous proposons pourrait être un projet-pilote précédant la mise en place d'un observatoire général de l'environnement alpin. En effet, nous n'ignorons pas que l'avenir des marmottes est indissociable de celui de l'ensemble de l'écosystème et de l'ethnosystème alpins et que la vigilance du gestionnaire doit porter sur l'ensemble du milieu et non seulement sur l'un de ses éléments. Par sa fragilité, l'environnement alpin demande une surveillance attentive, en particulier dans la prévision de changements climatiques globaux qui ne manqueront pas de l'affecter.

BIBLIOGRAPHIE

BRUNDTLAND 1987. Notre avenir à tous. CMED, Montréal, Ed. du Fleuve.
UICN 1991. Sauver la Planète. UICN, PNUE, WWT, Gland

DUBOS C. 1993. Les demandes et les coûts liés à la marmotte. Mém. DESS Ressources naturelles et environnement, Nancy.
MAGNANI Y., CRUVEILLE M.H., CHAYRON L. & COLLARD P. 1990. Entre Léman et Méditerranée : Tétras, bartavelle, lièvre variable et marmotte. Statut territorial et évolution. Bull. Mens. ONC, 150 : 7-15.
NATIONS UNIES 1992. Convention internationale sur la Biodiversité. CNUED, Rio de Janeiro.
RAMOUSSE R., MARTINOT J.P. & LE BERRE M. 1992. Twenty years of re-introduction policy in the national park of La Vanoise (French Alps). In Proc. 1st Int. Symp. on Alpine Marmot and gen. Marmota, Bassano B., Durio P., Gallo Orsi U., Macchi E. eds., 171-177.
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THIÉBAULT J.L. 1992. Demandes de biens d'environnement et interventions publiques en agriculture. Cas de la France. Thèse doctorat Economie, Montpellier 1, 319 pp.

A suivre...

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