Farand E. 1995. Rôle des herbivores mammaliens sur la diversité floristique des milieux ouverts : Mécanismes et patrons.Diplôme d'Etude Approfondie "Analyse et Modélisation des Systèmes Biologiques", Rapport bibliographique, UCB lyon1, 37p.

Introduction

La structure des communautés végétales dépend de différents facteurs biotiques et abiotiques. Les facteurs biotiques majeurs sont les dynamiques des différentes populations, la compétition interspécifique (Bengtsson et al. 1994), la présence de pathogènes (Dobson et Crawley 1994), de mycorhizes (Gehring et Whitham 1994) et d'herbivores (Huntly 1991). Au niveau d'une communauté, les herbivores peuvent modifier la composition en espèces, la richesse spécifique et l'équitabilité - pour une étude expérimentale voir Grime et al. (1987). Quel est l'importance des herbivores dans ces phénomènes, et comment interviennent-ils ? Les mécanismes en jeu dépendent étroitement de l'échelle d'observation. Ils peuvent se situer au niveau individuel, populationnel, communautaire ou successionnel. La théorie hiérarchisée de l'écologie suppose que les phénomènes observés à un niveau ne sont pas nécessairement indicatives de la réponses des autres niveaux (Milchunas et Lauenroth 1993). Une problématique posée définira donc un niveau d'observation. À l'origine de ces processus se situent les prélèvements alimentaires des herbivores et les perturbations du milieu qu'ils provoquent.

Les différences dans les échelles de temps ont contribuées à la séparation des études sur les communautés de plantes des milieux ouverts et fermés. Caractéristiques des milieux peu à moyennement productifs, ces communautés de plantes herbacées et de ligneux bas correspondent à un degré de diversité limité. Il en est de même pour les études sur les herbivores où il y a une séparation nette entre vertébrés et invertébrés. Cet état de fait combiné aux intérêts économiques (élevage) a favorisé l'utilisation du système "herbivore mammalien / milieux ouverts" comme modèle empirique. Les études menées au cours des dernières décennies abordent cette problématique de manière essentiellement qualitative. L'approche quantitative est limitée par la boîte noire que constitue la biomasse racinaire. La plupart se cantonnent à la description des phénomènes. Ce n'est que depuis une quinzaine d'année que des hypothèses générales concernant l'impact des herbivores sur la diversité voient le jour. Ces hypothèses restent d'une grande simplicité face à la complexité des problèmes envisagée, et s'articulent de ce fait autour de variables synthétiques.

La problématique développée ici s'ancre autour de deux thèmes. Le premier est une approche fonctionnelle des relations entre plantes et herbivores. Nous exposerons ici les mécanismes susceptibles d'intervenir dans les altérations de la diversité. dans une approche hiérarchisée. Les relations entre plantes et herbivores seront présentées au niveau individuel, populationnel, communautaire et successionnelles. Leur implication par rapport à la diversité floristique sera discutée dans la mesure du possible. Le second point est la recherche de facteurs environnementaux qui pourraient servir de patron à l'importance du rôle des herbivores dans la structure et la diversité des communautés. Nous aborderons donc la question à l'échelle de la biosphère. Enfin, nous resituerons les problématiques et les méthodologies qui leur sont liées dans deux cas concrets, au sein de milieux alpins.

 

1. Le rôle des relations plantes-herbivores dans la diversité spécifique des communautés de plantes.

Les mammifères herbivores ont un impact majeur sur les plantes. Les causes en sont multiples : l'activité alimentaire (plus ou moins sélective), les perturbations provenant de la simple présence des animaux dans le milieu (piétinement, pistes, terriers, comportements sociaux,...), les modifications locales des ressources en nutriments (surtout l'azote) et la diffusion de pathogènes.

L'étude et la compréhension de ces phénomènes se situent à différentes échelles hiérarchiques de temps (durée de vie individuelle, temps écologique, temps évolutif) et d'espace (organisme, communauté, écosystème, paysage, région, continent). Dans cette partie nous n'envisagerons que des échelles spatiales et temporelles limitées. Les plus grandes échelles considérée seront les écosystèmes et le temps écologique. Les relations entre les échelles sont mal connues. Il est difficile de prédire l'impact d'un événement indviduel sur le devenir de l'ensemble de la population, et plus encore au niveau dé la communauté et de l'écosystème.

1.1. Échelle individuelle.

En présence d'herbivores, l'avenir individuel d'une plante va dépendre de sa capacité à résister aux dommages qu'ils lui infligent. Pour résister, elle peut suivre deux stratégies (voir Figure 1) : minimiser les dommages - soit en évitant les herbivores, soit en leur opposant des défenses - ou bien tolérer le prélèvement de biomasse (Belsky et al. 1993, Rosenthal et Kotanen 1994). Les études qui portent sur ces stratégies se cantonnent le plus souvent aux parties aériennes des plantes malgré l'importance de la partie souterraine, sans doute parce que l'étude du système racinaire est délicate (Fitter 1989, Gehdng et Whitham 1994, Verkaar 1986). Une stratégie n'est valable que par rapport à un herbivore donné. La plupart du temps, l'herbivore ne tue pas la plante, sauf dans les premiers stades de son développement (Hulme 1994). Les performances de populations dans chaque type de résistance sont probablement fonction de l'histoire du pâturage à l'échelle de temps évolutif ("evolutionary history of grazing" in Milchunas et Lauenroth 1993, Milchunas et al. 1988) et de la présence ou non de mycorhizes (Gehring et Whitham 1994) et d'agents pathogènes (Dobson et Crawley 1994) dans la population.

1.1.1. Stratégies de tolérance.

Les dégâts des herbivores sur les plantes sont quasiment ubiquistes et parfois importants. La tolérance est la capacité d'une plante à maintenir sa valeur sélective à travers la croissance et la reproduction à la suite de ces dommages (Belsky et al. 1993, Rosenthal et Kotanen 1994). Ce phénomène implique l'interaction de facteurs extrinsèques (accessibilité des ressources, type d'herbivorie,...) et intrinsèques à la plante (phénologie, stade de développement, caractères physiologiques et morphologiques,...). Il pourrait constituer une alternative évolutive à la défense (Belsky et al. 1993, Rosenthal et Kotanen 1994).

La tolérance s'exprime par une compensation plus ou moins importante des pertes subies, accompagnée par une modification de la morphologie de la plante (McNaughton 1979, McNaughton 1984, Painter et al. 1993). Il serait utile de séparer la "croissance compensatoire" (biomasse), de la "reproduction compensatoire", définie comme la participation à la reproduction annuelle, e.g. en nombre de graines fertiles et de même poids, car la corrélation entre la biomasse d'une plante et sa valeur sélective ne semble pas évidente (McNaughton 1979, Rhoades 1985). On distingue différents types de croissance compensatoire (Belsky 1986), et nous définirons de même plusieurs types de reproduction compensatoire (voir Tableau 1).

Tableau 1. Compensation de la croissance et de la reproduction en réponse à des prélèments de tissu.
Réponse de la planteRelation entre les plantes traitées et de contrôleCompensation de la croissance ou de la reproduction (%)
SurcompensationG/C>1>100;
Compenastion exacteG/C=1100
Sous-compensationG/C<1<100
Compensation partielleGi/Ci1-99
Pas de compensationGi/Ci = G/C0
DommageGi/Ci>G/C< 0
PrédationLe prélevement de tissu entraîne la mort de la plante

S'il s'agit de croissance compensatoire, les mesures sont des poids secs :
G est le poids sec des plantes traitées à la fin de l'epérience ajouté au poids sec de tout les tissus prélevés ; Gi le poids sec après le ièmeprélèment.
C le poids sec total des plantes de contrôle à la fin de l'expérience ; Ci le poids sec après le ièmeprélèment.
S'il s'agit de reproduction, les mesures sont des nombre de graines fertiles de même poids, ou tout autre mesure de la reproduction.

Selon Hilbert et al. (1981) il existe trois scénarios possibles d'effets des herbivores sur la productivité, que l'on peut traduire comme suit en terme de compensation : soit (1) une sous-compensation qui croît lorsque la pression de consommation augmente, soit (2) une phase de compensation exacte pour certaines pressions de consommation, puis, passé un seuil, une sous-compensation, soit enfin (3) une surcompensation pour des pressions de consommation faibles à modérées.

Voyons les résultats obtenus sur le terrain. Quelque soit la pression d'abroutissement, la sous-compensation semble être le cas le plus fréquent (Bastrenta 1991, Belsky 1986, Inouye 1982, Lowenberg 1994, Milchunas et Lauenroth 1993), mais dans des cas précis, quelques plantes ont la capacité de compenser (Lowenberg 1994, Maschinski et Whitham 1989), et même surcompenser (Maschinski et Whitham 1989, McNaughton 1979, Paige 1992, Paige et Whitham 1987, Strauss 1988), les pertes dues à des herbivores. La compensation et la surcompensation sont observées pour des pressions d'abroutissement variables - parfois très fortes : jusqu'à 95% de la biomasse (Paige 1992, Paige et Whitham 1987) - et pendant une phase précise du développement de la plante (Lowenberg 1994, Paige 1992, Paige et Whitham 1987).

La surcompensation la mieux connue est sans doute celle observée par Paige & Whitham (1987) pour Ipomopsis aggregata, une Polemoniaceae monocarpique d'Amérique du Nord. Les mécanismes évolutifs qui ont permis l'apparition de cette réaction sont complexes (Crawley 1987, Paige et Whitham 1987) et sont de ce fait fort discutés (Aarssen et Irwin 1991, Belsky et al. 1993, Mathews 1994, Tuomi et al. 1994, Vail 1992, Vail 1994). Les hypothèses développées s'opposent soit sur l'origine de la nature des relations entre plantes et herbivores - coévolution contre neutralité - soit sur la capacité même des herbivores à sélectionner certains des mécanismes impliqués dans la surcompensation : plasticité du développement par dormance des bourgeons, etc.

Un débat enflammé (Crawley 1987, Fitter 1989, Westoby 1989) a opposé les tenants de la sous-compensation (Belsky 1986, Belsky 1987, Bergelson et Crawley 1992a, Bergelson et Crawley 1992b, Verkaar 1986) et ceux de la surcompensation (McNaughton 1986, Paige 1992, Paige et Whitham 1987). Il correspondait à deux visions des relations plantes-herbivores : forme de prédation ou de parasitisme pour les premiers, de mutualisme pour les seconds. La remise en cause des résultats montrant la surcompensation, ou la critique de leur interprétation a le plus souvent été le fait d'une confusion d'échelle (mais voir Belsky [1986] pour une revue des résultats avant 1985). La vivacité de la discussion vient probablement des confusions induites par la formulation du problème en une question unique : "les herbivores profitent-ils aux plantes ?" Cette simplicité masque les différences entre les échelles à laquelle sont menées observations et réflexions (Belsky 1987, Crawley 1987, McNaughton 1986) alors que le sens même de la question (et des réponses proposées) en dépend étroitement. À l'échelle individuelle, il n'y a apparemment pas de réponse unique : les trois cas coexistent dans la nature, et peuvent sans doute se produire sur le même individu, ou tout au moins pour le même génet.

Un modèle heuristique classique de réactions à l'abroutissement supposent que la compensation exacte ne peut exister que sous une faible pression de consommation, et qu'une fois ce seuil franchi la productivité totale diminue rapidement, même si les performances restent meilleures (proportionnellement à la biomasse restante) que celle des plantes non consommées (Lowenberg 1994). Si ce type de modèle est inadapté aux cas de surcompensation, il décrit assez bien la plupart des autres formes de tolérance. Notons que celle-ci ne concerne pas que la partie aérienne des plantes : la défoliation peut affecter sensiblement les performances et la croissance du système racinaire (Milchunas et Lauenroth 1993). Les réserves racinaires peuvent devenir limitées et une partie du système racinaire peut disparaître (Verkaar 1986), mais il y a aussi des cas où l'abroutissement induit une augmentation de cette biomasse (Paige 1992, Paige et Whitham 1987).

La tolérance s'observe pour des plantes caractérisées par un taux de croissance intrinsèque élevé, et vivant dans un milieu où la disponibilité des ressources est bonne (Coley et al. 1985, Gehring et Whitham 1994, Herms et Mattson 1992, Lerdau et al. 1994, Rosenthal et Kotanen 1994), ou bien par une bonne capacité au stockage de réserves en éléments carbonés et azotés, mais aussi par la flexibilité des taux photosynthétiques, des patrons d'allocation de ressource (Lowenberg 1994) et du prélèvement de nutriments dans le milieu (McNaughton 1979, Rosenthal et Kotanen 1994). Les caractères morphologiques essentiels pourraient être la protection et le nombre des méristèmes (McNaughton 1979, McNaughton 1984, Rosenthal et Kotanen 1994). En effet la capacité à reprendre la croissance est essentiellement basée sur l'activation de bourgeons en dormance, et il est clair qu'une perte en tissus inhibant directement la capacité de croissance de la plante (perte de méristèmes actifs, ou de tissus vasculaires) est potentiellement plus importante que celle d'organes de la photosynthèse. La plasticité du modèle architectural de croissance peut elle aussi être essentielle (Aarssen et Irwin 1991, McNaughton 1984, Paige 1992, Paige et Whitham 1987, Tuomi et al. 1994) car elle permet au plantes consommées de reprendre leur croissance et leur reproduction en minimisant l'impact de l'herbivore. Quoiqu'il en soit, il semblerait que le résultat de la recroissance soit fonction du type et de l'intensité du stress qui limite la croissance de la plante : la compensation serait plus importante pour les plantes au taux de croissance relative faible, taux dû à un environnement stressant (Oesterheld et McNaughton 1991).

En dépit de son importance pour la valeur sélective de la plante face aux attaques des herbivores, la tolérance pourrait souvent être un résultat d'une sélection par des agents autres que les herbivores (Belsky et ai. 1993, Milchunas et Lauenroth 1993, Milchunas et al. 1988, Rosenthal et Kotanen 1994, Westoby 1989). Cette hypothèse est cohérente avec le rôle fondamental que les mécanismes utilisés jouent dans la croissance et la dans la reproduction, ou dans la résistance à des perturbations biotiques (piétinement) ou abiotiques (sécheresse, feu) (voir Belsky et al. 1993). On aurait alors une pression de sélection aux causes diversifiées et donc plus stable que si elle ne dépendait que des herbivores. Sous cette hypothèse, la tolérance apparaît comme une stratégie particulièrement intéressante pour les plantes vivant dans des milieux riches et subissant une pression d'abroutissement sensible et des perturbations.

1.1.2. Stratégies d'évitement.

Les plantes qui ne sont pas tolérantes aux herbivores utilisent des stratégies d'évitement. Ces stratégies recouvrent toutes les caractéristiques d'une plante limitant le prélèvement alimentaire de l'herbivore. Elles peuvent (1) éviter de rencontrer l'herbivore (" fuite" dans l'espace et/ou le temps) ou (2) diminuer le risque d'être broutées (défense) (voir Belsky et al. 1993, Rosenthal et Kotanen 1994).

1.1.2.1. La fuite.

La fuite dans l'espace correspond soit (1) à des modifications morphologiques (formes prostrées et gazonnantes, voir Fryxell et Sinclair 1988, McNaughton 1984), soit (2) à l'utilisation de refuges où l'herbivore n'est pas présent.

Le fait d'être brouté a indéniablement un impact sur la morphologie (Briske et Anderson 1992, Fryxell et Sinclair 1988, McNaughton 1979, McNaughton 1984), parfois de manière durable lorsqu'il n'y a plus de prélèvements, ce qui implique un déterminisme génétique des morphes (Painter et al. 1993), et donc que l'herbivore est une contrainte sélective. Des espèces possèdent intrinsèquement une morphologie telle qu'elle leur permet d'échapper au moins en partie aux herbivores mammaliens (complètement lorsque la pression de consommation est faible). Que cette morphologie particulière aille dans le sens d'une moindre consommation est clair, mais que ce soit les herbivores qui l'aient sélectionnée n'est pas évident. D'autres facteurs du milieu, comme l'aridité (Milchunas et Lauenroth 1993, Milchunas et al. 1988) ou l'intensité des ultraviolets (en montagne), imposent la même pression de sélection.

L'utilisation de zones refuges, quant à elle, suppose une hétérogénéité dans l'exploitation du milieu par l'herbivore. Cette approche se situe plus à l'échelle populationnelle qu'à celle de l'individu. Nous l'aborderons donc plus loin (voir le § 1.2.3.).

La théorie de l'apparence (Feeny [1976] et Rhoades & Cates [1976], in Coley et al. 1985), à l'origine développée pour expliquer la nature des défenses des plantes, pourrait offrir un cadre intéressant pour comprendre le choix de la stratégie que suit une plante. Une plante "apparente" y est définie comme étant distribuée de manière prédictible dans le milieu. Cette notion est importante car elle complète celles simplistes de densité et de fréquence qui évoluent sans cesse du point de vue de l'herbivore.

La fuite dans le temps consiste soit (1) en une durée de vie brève (un facteur intrinsèque à la plante), soit (2) en des modifications des dates des périodes critiques du cycle vital (début de croissance, reproduction, etc.). Ainsi une plante annuelle serait moins susceptible d'être consommée qu'une plante pérenne, le cas extrême étant fournit par les arbres. D'autre part, si l'herbivore n'est présent qu'à partir d'une certaine date (migrations, etc.), une mutation entraînant une reproduction précoce (ou un début de croissance) pourrait être un avantage adaptatif important (Crawley 1987, Westoby 1989).

1.1.2.2. Les défenses.

Autre aspect majeur dans la résistance des plantes aux herbivores, les défenses. Puisque les chercheurs ne semblent pas d'accord sur un vocabulaire précis (Karban et Myers 1989, Rosenthal et Kotanen 1994), nous définirons ici les défenses des plantes comme : toutes les caractéristiques d'une plante aptes à décourager l'herbivore lorsque la plante est accessible. Elles sont (1) biochimiques (baisse de la qualité nutritive, métabolites secondaires) ou physiques (épines, poils, teneur en silice, etc.), (2) constitutives ou induites. Les défenses peuvent être à court ou long terme i.e. touchant ou non l'individu qui les provoque [Karban et Myers 1989]). Face aux herbivores mammaliens, les processus biochimiques semblent être les plus étudiés. C'est donc essentiellement d'eux que nous parlerons.

L'existence des défenses est déterminée à plusieurs échelles, par des facteurs intrinsèques et extrinsèques. Les facteurs intrinsèques sont (1) spécifiques, (2) populationnels et (3) individuels. Les facteurs extrinsèques sont (1) les ressources du milieu, (2) la période et (3) l'intensité des prélèvements. Ces relations ne sont pas simples. Elles dépendent notamment de la nature de l'herbivore, même au sein des mammifères (Bergeron et Jodoin 1993).

La plupart des défenses physiques concernent les plantes suffrutescentes ou ligneuses. Ce sont par exemple des épines dont le rôle est d'interdire aux grands herbivores de s'alimenter. Ces formes de défenses existent le plus souvent de manière constitutive, mais peuvent voir leur importance croître suite aux prélèvements alimentaire (Young 1987). Chez les herbacés, la présence de silice semble être destinée à la lutte contre les invertébrés plutôt que contre les vertébrés (Vicari et Bazely 1993). Sous certaines conditions (densité en plantes élevée, taille de la plante réduite, etc.), la teneur en fibres et l'épaisseur des parois cellulaires pourrait être une défense contre les grands herbivores car elle limite l'optimisation de la réponse fonctionnelle (Gross et al. 1993, Hanley et al. 1992).

Les défenses biochimiques fonctionnent en diminuant soit la qualité nutritive de la plante, soit son appétence. Pour cela, la plante peut il) diminuer son contenu en nutriments (Feeny [1976], Rhoades and Cates [1976] in Lundberg et Àström 1990), (2) augmenter sa teneur en fibres, ou (3) augmenter la concentration en composés allélochimiques (toxines et/ou inhibiteurs de la digestion) (Hanley et al. 1992).

La diminution de la qualité nutritive des tissus de la plante est une stratégie qui suppose que l'herbivore soit mobile, car sinon elle induit une augmentation du prélèvement pour compenser le manque à gagner. Elle conviendra donc pour les herbivores mammaliens, mais pourra avoir des effets néfastes par ailleurs. Elle suppose aussi que l'herbivore cherche à optimiser sa prise alimentaire (Lundberg et Àström 1990). Le phénomène inverse (i.e. augmentation de la qualité nutritive suite aux prélèvements) a été observé pour des pelouses pâturées par des animaux sauvages du Serengeti (McNaughton 1979, McNaughton 1984), ou encore dans la Grande Prairie nord-américaine au niveau des colonies de chiens de prairie (Coppock et al. 1983, Miller et al. 1994). Les plantes ont créé une extraordinaire variété de métabolites secondaires dont le rôle spécifique est la défense contre les herbivores (Lerdau et al. 1994, mais voir Schultz [1988] pour une discussion de leur efficacité). Les composés existants sont soit azotés (alcaloïdes,..), soit carbonés (terpènes, tannins, résines, et autres composés phénoliques). Leur protection est plus ou moins spécifique à un herbivore donné.

La disponibilité en lumière, en eau et en nutriments - qui détermine une grande part de la diversité floristique présente à travers la vitesse de croissance intrinsèque (Coley et al. 1985) - semble être un facteur déterminant dans le type de défenses biochimiques utilisées (Coley et al. 1985, Karban et Myers 1989) et dans l'allocation de ressources pour la constitution de ces défenses (Coley et al. 1985, Herms et Mattson 1992), conformément à l'hypothèse d'Équilibre entre Croissance et Différentiation (ÉCD) (Herms et Mattson 1992, Lerdau et al. 1994). Selon cette hypothèse, les plantes à croissance lente, typiques des milieux à ressources limitées, investiraient une grande part de leurs ressources dans la production de lignine et de composés polyphénoliques (défense carbonée), à cause de leurs demi-vies élevées. À l'inverse, les plantes à croissance rapide vivant dans les milieux riches en nutriments investissent essentiellement dans la croissance et leur défense biochimique est axée sur des défenses dites qualitatives (alcaloïdes,...) à la demi-vie brève et mobiles dans l'organisme (défense azotées). Le type de ressource en nutriment est lui aussi une contrainte. L'accès aux ressources du sol étant largement influencé par la présence de mycorhizes, la nature des défenses utilisées par une plante est en partie déterminée par leur présence ou absence (Gehring et Whitham 1994).

Dans cette approche, on prend peu en compte l'effet direct de l'herbivore sur le type de molécule synthétisée (défense générale us spécialisée) mais aussi sur la quantité (effets saisonniers). Le modèle sous-jacent, qui est basé sur l'ÉCD, est du type "ressource-dépendant", et il faudrait lui adjoindre un aspect lié à la demande en défense, imposée par la phénologie (variation du risque d'être consommé) ou par les herbivores (Lerdau et al. 1994). De la même manière que les défenses constitutives, la nature des défenses induites par les herbivores serait elle aussi déterminée par la disponibilité des ressources dans le milieu (Karban et Myers 1989).

1.1.3. Conclusion.

En guise de conclusion sur les relations plante-herbivore au niveau individuel, nous insisterons sur la diversité des hypothèses défendues dans la littérature. Elles peuvent être réparties en deux types : les hypothèses fonctionnelles et les hypothèses conceptuelles. Les premières sont assez facilement vérifiables et tout nous porte à croire qu'un grand nombre est exact : la diversité du monde biologique existe à toutes les échelles. Reste à quantifier l'importance respective de chaque processus dans les résultats observés. Les hypothèses conceptuelles sont le plus souvent issues des hypothèses fonctionnelles (e.g. la coévolution plante-herbivore vient des observations de compensation et de surcompensation). Ce sont dans la plupart des cas des extrapolations de cas particuliers vers une théorie générale. La difficulté est beaucoup plus grande pour confirmer ou infirmer les suppositions faites. La plupart nous semblent insatisfaisantes car elles sont faites pour des systèmes trop isolés (e.g. la plante ne subit que des pertes de biomasse dues à l'herbivore, ou au contraire à des perturbations). Cette tendance à isoler l'évènement obervé est certes nécessaire à un certain degré de conception de l'hypothèse, mais il faut ensuite la replacer dans un cadre plus général pour la tester.