Farand E. 1995. Rôle des herbivores mammaliens sur la diversité floristique des milieux ouverts : Mécanismes et patrons.Diplôme d'Etude Approfondie "Analyse et Modélisation des Systèmes Biologiques", Rapport bibliographique, UCB lyon1, 37p.

2. Herbivores et diversité spécifique suivant les facteurs environnementaux.

Peu de synthèses ont été entreprises à l'échelle planétaire sur les effets des herbivores dans la diversité spécifique des communauté végétales (Milchunas et Lauenroth 1993). Ceci fient sans doute aux nombreux résultats ponctuels et contradictoires observés depuis le début de ce siècle. Toute tentative de généralisation de ces résultats s'avère délicate car on se heurte à leur diversité, et bien plus encore à la difficulté de trouver des théories qui soutiendraient des explications cohérentes : face à la diversité des résultats, on trouve celle des explications proposées. Les remarques avancées ici n'en sont que plus fragiles, et il faut garder à l'esprit leur relativité.

Les relations entre les différents facteurs en jeu dans les patrons ("pattern") de la diversité spécifique des communautés sont complexes. Dans de nombreux cas, et particulièrement pour les plantes, il semblerait que la productivité soit la variable la plus pertinente. Il faut souligner que cette relation diversité-productivité n'est pas simple (Abrams 1988, Barbault 1992, Begon et al. 1990). Les formes proposées sont essentiellement (1) la relation linéaire simple (corrélation positive) et (2) la relation en cloche ("humped back model", in Begon et al. 1990) pour laquelle la diversité maximale est observée pour une gamme de productivité moyenne. Il existe de nombreux cas où elles ne sont pas vérifiées (Wheeler et Shaw 1991). D'autre part, une tentative globale d'explication de la diversité est fondée sur l'étude et la compréhension des réseaux trophiques (Barbault 1992). La passerelle entre les deux approches peut être trouvée dans le modèle OFAN (cf. 1.2.4.).

Nous allons donc essayer ici de présenter l'impact des herbivores mammaliens sur la diversité des communautés végétales le long d'un gradient de productivité, sans pour autant négliger les autres facteurs environnementaux. Dans les écosystèmes terrestres, la productivité est répartie en relation avec (1) la latitude, (2) l'altitude, (3) l'aridité et (4) les successions. L'aridité est l'expression d'un facteur limitant unique. Les trois autres variables correspondent à des indices synthétiques qui recouvrent plusieurs facteurs limitants (température, lumière, longueur de la période de croissance, et aussi vent, disponibilité en C02). Ils évoluent (plus ou moins rapidement) dans le cas des successions. Les ressources du sol en nutriments sont difficiles à prendre en compte : ce paramètre est plus ponctuel, et fàiblement corrélé avec la distribution de la productivité à l'échelle du globe. Par contre, il est étroitement lié avec le stade successionnel étudié (Davidson 1993).

Les milieux terrestres ouverts d'origine naturelle correspondent à des précipitations de 1000 mm/an (Lauenroth 1979), et une Productivité Primaire Nette (PPN) maximale de l'ordre de 1200 g/m2 Ian (Begon et al. 1990) - nous ne prenons pas en compte les zones marécageuses. Leur productivité maximale est donc moyenne. Elle peut être plus importante lorsque c'est une activité humaine (fauche, élevage, pastoralisme) qui maintient des communautés aux stades herbacés ou buissonnants.

2.1. Les zones de productivité faible.

Au niveau planétaire, la distribution des biomes ouverts peu productifs correspond à celle de différents types climatiques. Ce sont les régions (1) désertiques et subdésertiques, (2) arctiques, et (3) alpines. Les milieux ouverts correspondent par ailleurs à des stades successionnels précoces. La productivité faible est due à l'existence d'une ou de plusieurs ressources fortement limitantes : l'eau, la température, la durée de la période de croissance, les ressources du sol, etc. (Begon et al. 1990). Selon le modèle OFAN, les communautés végétales de ces environnements seront structurées par la compétition dans les zones les plus pauvres (PPN inférieure à 80 g/m2 /an, Begon et al. 1990), puis le rôle des herbivores est croissant dans les zones de productivité faible (de 80 à environ 200 g/m2 /an, avec des maxima de 400 g/m2 /an, Begon et al. 1990). À partir d'un certain seuil de productivité, les prédateurs peuvent subsister en nombre suffisant pour limiter les populations d'herbivores. Leur impact (positif ou négatif) sur la diversité devrait donc augmenter. Si c'est le cas, le seuil reste à établir précisément. Quoiqu'il en soit, le gradient de productivité fait que la limite entre productivité faible et productivité moyenne est fortement arbitraire.

Les zones de productivité faible constituent a priori des modèles empiriques de qualité car la diversité y est moins élevée que dans les zones de productivité moyenne à forte, et les processus écologiques sont moins complexes. Les écosystèmes de ces régions sont donc plus faciles à étudier et à analyser : le nombre de mécanismes en jeu dans les relations entre herbivores et communautés de plantes est limité.

2.1.1. Les milieux désertiques et subdésertiques : l'aridité comme facteur limitant.

La disponibilité de la ressource "eau" est sans conteste un facteur limitant pour la productivité des milieux : PPNH et précipitations sont bien corrélées dans les milieux ouverts tempérés et tropicaux (Milchunas et Lauenroth 1993). L'aridité exige des plantes des adaptations morphologiques qui vont dans le sens de l'évitement des grands herbivores (Milchunas et al. 1988). En effet, le port prostré favorisant la réduction de l'évapotranspirafion correspond bien aux morphes gazonnants des pelouses intensivement pâturées (McNaughton 1979, McNaughton 1984).

Le modèle MSL prévoit que lorsque la productivité est limitée par l'aridité, la diversité diminue à long terme sous l'effet des grands herbivores, et ceci de manière d'autant plus accentuée que la pression de consommation est forte et que l'histoire évolutive (du pâturage) est brève (Milchunas et al. 1988). En effet, les modifications du couvert végétal ne créent pas de nouvelles conditions de milieu en terme de ressource limitante, et donc n'influent pas sur les phénomènes compétitifs. Cette prédiction n'est pas confirmé par la synthèse de Milchunas et Lauenroth (1993).

Les perturbations dues aux herbivores (excrétions, etc.) peuvent donner lieu à des phénomènes micro-successionnels. Leur répartition spatiale hétérogène accentue le phénomène. La diversité de la communauté peut donc augmenter à différentes échelles d'hétérogénéité.

L'étude d'une guilde de rongeurs granivores d'un désert nord-américain a montré qu'elle jouait un rôle clé dans l'évolution de la végétation (Brown et Heske 1990). Bien sûr, les granivores ne sont pas totalement comparables aux herbivores (Davidson 1993) : ils agissent comme des prédateurs, en tuant l'énorme majorité des plantes qu'ils consomment (une très faible proportion de graines sont dispersées par endozoochorie). Mais chez les mammifères, la limite n'est pas aussi claire qu'il le semble : des petits herbivores (rongeurs) ont un effet comparable en consommant intégralement les plantules de diverses plantes (Hulme 1994), ou en ayant un régime mixte granivore /herbivore. Nous ne pouvons pas simplement récuser ce résultat, alors que les similitudes sont à ce point marquées.

Or cela soulève le problème de la diversité des herbivores : peut-on considérer qu'ils sont équivalents ? Il nous semble que ce serait là faire un amalgame très critiquable. Une bonne connaissance du réseau trophique et des espèces présentes est nécessaire avant de pouvoir faire un tel regroupement. D'autant plus que l'importance des espèces dans la dynamique des communautés pourrait être indépendante de leur abondance à l'équilibre (Tanner et al. 1994). Ce concept d'espèce clé nous paraît une objection majeure au modèle OFAN, mais ne disposant de la valeur de la PPNH, nous ne pouvons malheureusement pas replacer l'étude par rapport à ce modèle.

Les variations annuelles et à long terme des précipitations forment cependant un "bruit" considérable, qui limite l'interprétation des résultats, particulièrement pour les études à court terme (e.g. Hobbs et Mooney 1991). D'autres perturbations physiques (particulièrement le feu) posent les mêmes problèmes, et nécessitent aussi des études à long terme.

2.1.2. Les milieux arctiques et alpins : le rayonnement, la température etla période de croissance comme facteurs limitants.

Le faible rayonnement, la température basse et la brièveté de la période de croissance font que les plantes des milieux arctiques et alpins sont proches par de nombreux caractères - il y a de nombreux taxons à la répartition arctico-alpine. Cependant elles différent dans leurs réponses à une augmentation des ressources (]es plantes arctiques réagissant de manière plus prédictible) et dans leurs effets sur les processus des écosystèmes (Chapin III et Körner 1994).

Plusieurs facteurs du milieu différent sensiblement entre les régions arctiques et les régions alpines. Le rayonnement des zones alpines (étages alpin et nival) est différent de celui des zones arctiques, plus riche en ultraviolets et favorisant les ports prostrés (Favarger 1966), ce qui va dans le sens d'un évitement des herbivores (cf. 1.1.2.1.). De plus, les milieux alpins subissent des amplitudes de température beaucoup plus importantes durant la période de croissance (Billings 1974), période d'ailleurs plus imprévisible que dans les zones arctiques.

Au niveau des communautés et de l'impact des herbivores sur leur diversité spécifique, les convergences sont moins évidentes. On y trouve par exemple des espèces aux traits d'histoire de vie sensiblement différents - facteur crucial dans les dynamiques de recolonisation des perturbations (Chambers et al. 1990). Mais surtout, ces environnements différent par leur hétérogénéité. Alors que les milieux arctiques sont en général uniformes lorsqu'il n'y a pas de relief (Zheleznov 1995), les milieux alpins, eux, sont beaucoup plus hétérogènes (Begon et al. 1990), soumis à des régimes de perturbations importants (avalanche, éboulisation, torrentialité, variations climatiques, etc.). Cette hétérogénéité n'est pas sans conséquence sur la diversité (cf. 1.2.5.1.).

"Les courbes dominance/diversité de nombreuses communautés de plantes arctiques et alpines correspondent au modèle géométrique de diversité, suggérant que les interactions compétitives déterminant les préemptions aux ressources expliquent au mieux les patrons de diversité dans ces écosystèmes " (Chapin III et Körner 1994). Ainsi, la diversité des communautés de plantes des milieux arctiques et alpins serait-elle due plutôt à la compétition qu'aux herbivores. Cette observation est cohérente avec le modèle OFAN dans le cadre des milieux les moins productifs (Oksanen 1988). Se contredisant en l'espace de quelques lignes, Chapin III et Körner soulignent que "]es animaux jouent un rôle clef dans la détermination de la structure et de la diversité des écosystèmes arctiques et alpins". Cette observation pourrait se rattacher à l'hypothèse OFAN, sous l'hypothèse que les communautés concernées sont sensiblement plus productives que celles citées précédemment. Mais les auteurs n'apportent aucune précision.

2.1.2.1. Hétérogénéité faible : les milieux arctiques et subarctiques.

Les milieux arctiques sont tout à fait remarquables par leur faible hétérogénéité. Localement, on peut trouver une hétérogénéité spatiale liée au relief (Zheleznov 1995). En conséquence de cette hétérogénéité réduite, nous nous attendons à une diversité floristique locale en moyenne peu importante.

Les perturbations physiques qui ramènent au stade "banque de graines/colonisation" sont sans doute moins fréquentes que dans les milieux alpins. Les perturbations créées par les herbivores seront d'autant plus importantes pour la diversité de l'écosystème. Ce point reste cependant à vérifier, particulièrement dans les zones où la végétation a un faible recouvrement (sol nu sans perturbations). L'étude d'espèces comme Marmota camtschatica Pall. pourrait être très enrichissante. Cette marmotte des régions arctiques provoque d'importantes perturbations dans son environnement. La végétation est sensiblement modifiée autour de leurs colonies. (R. Ramousse, comm. pers.).

Les espèces-clés d'herbivores vertébrés existent aussi dans les milieux arctiques. Les études sur l'oie des neiges (Chen caerulescens caerulescens) menées par le groupe Jefferies montrent bien l'importance de cet espèce dans la productivité et la diversité de certaines communautés de plantes arctiques (voir par exemple Cargill et Jefferies 1984). Nous nous retrouvons alors face aux difficultés évoquées plus haut (cf. 2.1.1.).

Dans les milieux arctiques, les prédictions du modèle OFAN sont vérifiées tant par les comparaisons entre milieux extrêmement pauvres que par l'étude d'exclos et d'îles non colonisées, et même lorsque les animaux concernés sont migrateurs (Oksanen 1988). Le modèle MSL est beaucoup plus fragile dans cette situation, car les herbivores ne modifient pas les conditions de compétition au sein des communautés : la diminution de la diversité annoncée pour les milieux peu productifs ne semble pas observée.

Les populations de micromammifères aux pullulations cycliques (particulièrement les lemmings) forment un cas remarquable : durant les pics d'effectifs, leur rôle est sans doute majeur dans la structure des communautés. Il faut assimiler ces phénomènes à des perturbations, car la pression de consommation est telle que la sélectivité alimentaire n'a plus cours (N.G. Yoccoz, comm. pers.). Sous l'hypothèse PM (cf. 1.2.3.), ils constitueraient un facteur de diversité considérable. Les autres années, leur effet sur les communautés doit être négligeable, ou au moins très différent vu la sédentarité et la sélectivité alimentaire de ces espèces (Bergeron et Jodoin 1994).

2.1.2.2. Hétérogénéité forte : les milieux de montagne.

L'hétérogénéité des milieux alpins est inhérente à leur nature physique : (1) le relief entraîne de fortes variations des conditions physiques à une échelle spatiale limitée (rayonnement, enneigement, etc.) ; (2) les processus géomorphologiques entraînent des perturbations physiques importantes et fréquentes. Cette hétérogénéité spatiale autant que temporelle est par certains aspects un générateur de diversité (hypothèse PM, cf. 1.2.3.), et par d'autres un frein à celle-ci. Le morcellement va jusqu'à des conditions d'isolement reproductif complet pour certaines populations et métapopulations (par exemple la flore pyrénéenne), ce qui se traduit (1) par bon nombre d'espèces endémiques ainsi que par des problèmes complexes de biogéographie (Billings 1974, Favarger 1966) et (2) par une tendance à l'appauvrissement lié à des phénomènes comparables à l'insularité. De plus, vu l'amplitude altitudinale (donc écologique) de certaines espèces, la diversité infraspécifique y est a priori plus développée à l'échelle régionale que dans les régions arctiques, puisque des populations vivant dans des milieux sensiblement différents vivent à peu de distance et peuvent échanger des gènes.

La structure des communautés dans les pelouses et prairies alpines d'altitude (communément riches en espèces) est basée sur des espèces ou des guildes-clés, avec une forte redondance fonctionnelle (Grabherr 1989). Cette redondance est difficile à interpréter par rapport aux herbivores. On peut y voir une limitation de l'exclusion compétitive si ils exercent une pression de consommation sensible, ou bien un argument dans le sens de l'hypothèse de Bengtsson et al. (1994) selon laquelle les similitudes dans les capacités compétitives faciliteraient la coexistence.

Quel peut-être le rôle des herbivores dans la diversité des communautés des milieux de montagne ? Il est a priori faible à haute altitude (étage nival), mais nous ne possédons pas de résultats expérimentaux confirmant ou infirmant cette prédiction. Si on se réfère aux modèles HSS et OFAN, leur rôle doit être plus important à l'étage alpin, et plus particulièrement dans les zones anthropisées où la prédation est devenue négligeable (e.g. espaces protégés français). Dans ce contexte, seule la ressource alimentaire est limitante. Pour l'étage alpin, les résultats semblent contradictoires (Milchunas et Lauenroth 1993), tant pour l'effet des perturbations que de l'alimentation sur la diversité (Huntly 1987).

La proximité de milieux sensiblement différents de par la productivité doit permettre aux populations de certains herbivores (particulièrement les ongulés, mais aussi les lagomorphes) d'exploiter les zones les moins productives sans être limités par les ressources alimentaires. Ainsi, le modèle OFAN sera peut-être moins pertinent dans ce type d'environnement, sauf si les seuls herbivores concernés sont sédentaires et cantonnés aux communautés étudiées (rongeurs, lagomorphes). Pour des raisons semblables, la pression anthropique est plus importante dans ces milieux que dans les milieux arctiques et subarctiques.

Dans les Alpes françaises, l'évolution du pastoralisme est un agent de "surpâturage" important. Les troupeaux actuels sont plus grands et peu gardés. La gestion des ressources alimentaires des alpages diminue de fait. Dans les sites surpâturés, on assiste à d'importantes diminutions de la diversité spécifique (P. Salomez, comm. pers.). Les communautés qui en résultent sont des formes de résistance à la consommation.

Enfin, l'hétérogénéité spatiale amplifie le rôle de l'apport annuel de graines ("seed rain") dans les zones perturbées, en augmentant par la proximité la probabilité de présence d'espèces étrangères à la communauté d'origine. Le rôle des herbivores dans les zones alpines est donc plus difficile à prévoir ou simplement à comprendre. Ces écosystèmes terrestres sont pourtant les plus simples dans de nombreuses régions.

2.1.3. Rôle des ressources en nutriments.

La relation entre nutriments disponibles dans le milieu et productivité n'est pas simple : les forêts tropicales humides sont caractérisées par des ressources limitées dans ce sens, mais présentent une diversité très élevée. Les ressources du sol ne limitent pas les communautés au même sens que les autres ressources. Elles peuvent varier rapidement au cours du temps (perturbations, successions). Leurs variations sont déterminées par des facteurs abiotiques et biotiques, et sont locales. Les ressources du sol (azote, carbone) ne varient pas en corrélation avec l'importance des changements d'espèces due aux herbivores (Milchunas et Lauenroth 1993). Pourtant, les herbivores influent sur les flux de nutriments de manière sensible (Coppock et al. 1983, Gordon et Lindsay 1990, Holland et al. 1992), mais ces changements constitueraient la réaction lente de l'écosystème - les changements en espèces constituant la réponse rapide et ceux de la PPNH l'intermédiaire (Milchunas et Lauenroth 1993) - et dépendent d'autre facteurs environnementaux (nitrification, lessivage pour l'azote, etc.).

Lorsque seul ce facteur est limitant (e.g. absence de sol suite à une perturbation physique) il se produit une succession écologique (Begon et al. 1990). Conséquence de cette succession, il ne demeure limitant que s'il est maintenu à un niveau bas par des processus récurrents qui bloquent la succession. Les herbivores jouent parfois ce rôle (cf. 1.3., Davidson 1993).

2.2. Les zones de productivité moyenne (à forte).

Au niveau planétaire, les milieux ouverts de productivité moyenne correspondent à trois grands types de biomes, eux-même correspondant à trois grands types climatiques : (1) les pelouses et prairies tempérées ("temperate grasslands", que nous appellerons ici des "steppes"), (2) les pelouses méditerranéennes et (3) les savanes tropicales. Les trois sont proches par les ressources en eau, mais diffèrent par la température (Begon et al. 1990), et probablement aussi en terme de relations individuelles plantes-herbivores (Milchunas et Lauenroth 1993). Au niveau local, les milieux ouverts existent dans de nombreuses régions appartenant à d'autre biomes. Ils sont alors dus soit (1) à des conditions limitantes ponctuelles (vent, etc.) soit (2) à des phénomènes successionnels. Générés par les successions, ils ne dépendent plus de caractéristiques climatiques mais de la fréquence des perturbations naturelles ou anthropogéniques. Dans ce dernier cas, la productivité peut atteindre des valeurs plus élevées que dans les systèmes naturels - mais en général la diversité diminue.

Comme nous l'avons dit plus haut, la charnière entre milieux faiblement productifs et milieux moyennement productifs n'est pas nette en termes quantitatifs. Nous considérerons ici les milieux dont la PPN est supérieure à 200 g/m2 /an, et qui vont jusqu'à 1000 g/m2 /an. Dans les savanes, la PPN peut atteindre 2000 g/m2 /an, mais il s'agit de cas extrêmes (Begon et al. 1990).

Selon le modèle OFAN, on devrait observer une variation régulière de l'importance des herbivores dans la dynamique des communautés végétales (voir Figure 5). La validité du modèle est discutable lorsque la productivité devient élevée, c'est à dire dans la frange la plus productive des milieux ouverts (Huntly 1991, Oksanen 1988). Cette non-validité est difficile à analyser. En terme de niveaux trophiques, elle peut être due à l'instabilité des groupes fonctionnels. L'amplitude des variations que peuvent subir les populations de prédateurs, e.g. suite aux épizooties (voir par exemple Sinclair 1979 in Barbault 1992), est un élément à prendre en compte (Dobson et Crawley 1994, Dobson et Hudson 1986). Dans le cadre de l'hypothèse CK, la multiplication des espèces mène aussi à une multiplication de la complexité des influences, et rend difficile les prédictions testables.

Limiter l'étude aux milieux ouverts pose un certain nombre de questions. Il est possible que dans ce type de milieux la productivité ne soit pas suffisante pour permettre l'existence d'une limitation des prédateurs primaires par les prédateurs secondaires. La structure des communautés végétales serait dans ce cas dépendantes des herbivores et non de la compétition, sauf dans les zones où ces herbivores sont limités par les activités humaines. D'où l'intérêt des zones protégées dans les régions où la pression anthropique sur les herbivores est forte : elles pourraient permettre la comparaison des deux facteurs structurants les communautés.

2.2.1. L'eau.

Elle est importante par sa disponibilité durant la période de croissance, donc par son abondance (savanes et steppes) et par sa saisonnalité (pelouses méditerranéennes et savanes). D'autre part, en orientant la compétition vers la ressource lumineuse, elle pousse les plantes à adopter des morphologies érigées (Milchunas et al. 1988). De ce fait, les prélèvements des herbivores modifient sensiblement les conditions de compétition et permettent à des espèces moins compétitives pour cette ressource de subsister en présence des herbivores (Huntly 1991, McNaughton 1979, McNaughton 1984, Milchunas et Lauenroth 1993, Milchunas et al. 1988). De ce fait, le modèle MSL prévoit que dans ces milieux, l'impact des herbivores sur la diversité est maximal, pour des pressions de consommation faibles à moyennes (Milchunas et al. 1988).

Le Parc National du Serengeti (Tanzanie) constitue un site largement étudié d'impact des herbivores mammaliens sur la savane tropicale (Barbault 1992, McNaughton 1978, McNaughton 1979, McNaughton 1983, McNaughton 1985). Il a l'intérêt de présenter un gradient d'aridité (McNaughton 1985). Les différences relevées entre les zones les plus sèches et celles plus arrosées sont intéressantes : si la concentration de biomasse (mg/cm3) n'est pas corrélée aux précipitations lorsque peu d'ongulés sont présents, elle le devient lorsqu'ils sont nombreux (McNaughton 1984). La réaction quantitative de la végétation serait donc fonction de la ressource en eau, sans doute à travers les modifications qu'elle impose à la composition spécifique des communautés (McNaughton 1984), et donc à la sensibilité des communautés aux herbivores. On peut voir là un argument dans le sens du modèle MSL, mais, hélas, McNaughton n'aborde pas la question de la diversité spécifique dans ces expériences là.

Les interactions entre les effets des prélèvements alimentaires et des variations annuelles des précipitations semblent être assez limitées. L'étude de Facelli (1988) dans une pampa inondable d'Argentine montre que les changements dans la diversité spécifique sont lents lorsque les herbivores (des moutons) sont réintroduits - rernarquons que les modes de dispersion des espèces favorisées dans leur reproduction et leur croissance par la présence des herbivores serait une des causes de cette lenteur - mais sont bien dus à l'effet des herbivores.

En Califomie, une communauté de plantes particulière au climat méditerranéen ("serpentine grassland") a été étudiée par Hobbs et Mooney en 1991. Les facteurs limitants sont l'eau et la pauvreté du sol en nutriments. La composition en espèces et la dynamique de la communauté sont liées aux nutriments, à l'eau et aux perturbations dues aux gauphres ("pocket gophers", cf. 1.2.3.1.). Il faut remarquer que les prélèvements alimentaires faits en surface n'ont apparemment pas d'effet sur la communauté végétale. Il est clair au terme de cette étude que les précipitations et les perturbations influencent fortement l'abondance relative des plantes annuelles et sont en interaction : les effets des variations de précipitations sont accentués dans les zones perturbées. Mais les auteurs ne proposent aucun lien avec des théories de la diversité. Il semble évident que lorsque le facteur limitant présente d'importantes variations, les approches ne s'intéressant qu'aux herbivores sont hautement insatisfaisantes.

La ressource en eau peut donc jouer de deux manières sur les relations entre herbivores et communautés de plantes. Elle intervient (1) par sa moyenne au niveau des conséquences de leurs prélèvements alimentaires (modèle MSL, qui n'est cependant pas validé par Milchunas et Lauenroth [1993]) et (2) par ses variations au niveau des processus micro-successionnels provoqués par les perturbations.

2.2.2. Rôle des ressources en nutriments.

Elles interviennent ici aussi à l'échelle locale, successionnelle. Comme précédemment, leur impact sur la flore va s'exprimer en terme de stratégies de défense (Coley et al. 1985, Davidson 1993, Herms et Mattson 1992, Rhoades 1985, Rosenthal et Kotanen 1994) et/ou de composition spécifique (cas des "serpentine grasslands" in Hobbs et Mooney 1991, Davidson 1993). Dans les deux cas, il y aura un effet certain sur le rôle des herbivores dans les communautés. Mais anticiper les conséquences d'un type donné de ressources du sol en terme de successions n'est pas simple. Le faire en terme de diversité est une difficulté qui nous apparaît pour l'instant hors d'atteinte, vu la complexité de la question et la rnaigreur des résultats expérimentaux. Avant de nous tourner vers les prédictions, il est nécessaire de pouvoir fournir des explications satisfaisantes aux phénomènes observés.

2.3. Conclusions.

L'étude de Milchunas et Lauenroth (1993) sur l'impact de la consommation des grands herbivores (rongeurs et lagomorphes ne sont pas pris en compte) montre que la PPNH et l'histoire évolutive du pâturage explique près de 50 % des changements de la diversité (en terme d'abondance des espèces) suite à la présence de grands herbivores. L'amplitude des changements dans la diversité (richesse, équitabilité) est corrélée positivement avec la PPNH et avec la durée de l'histoire évolutive du pâturage. Ce résultat brut nous parût contradictoire avec la prédiction du modèle OFAN : dans les environnements très peu productifs, l'impact des herbivores doit augmenter puis diminuer lorsque la productivité augmente (voir Figure 5).

D'autre part les résultats obtenus par Milchunas et Lauenroth n'étayent en rien le modèle MSL : "Les analyses de cette étude ne sont pas concluantes, soit parce que le jeu de données est inadéquat pour distinguer les généralités du bruit [dû aux variations annuelles et à long terme des conditions climatiques], soit parce qu'il n'existe aucune généralisation". La relation entre productivité et impact des herbivores sur la diversité floristique soulève donc d'épineux problèmes, qui sont aujourd'hui encore loin d'être résolus.

Les problèmes abordés ici sont certes complexes, mais ils demeurent très simples par rapport à ceux qui se produisent dans les milieux de forte productivité. Dans ce cas, les théories globales (HSS, OFAN, CK) proposent des mécanismes qui fonctionnent sans doute mais qui constituent une partie non prépondérante de ceux entrant en jeu. Ainsi, avec l'augmentation de la productivité (et donc de la chaîne trophique), le modèle OFAN devient de plus en plus imprévisible. Il prévoit la limitation des populations de prédateurs primaires par les populations de prédateurs secondaires, et par conséquent un regain d'importance des herbivores dans la structure des communautés. Mais ces groupes fonctionnels sont dynamiques, et les populations qui les composent peuvent varier fortement dans l'espace et dans le temps : il n'existe pas de preuve de la stabilité dans les écosystèmes terrestres. De plus si les mammifères semblent avoir un rôle clef dans les zones faiblement productives (Oksanen 1988), cela est bien moins sûr lorsque la productivité est plus forte.

Nous limiter aux milieux ouverts nous permet de nous arrêter à un degré de complexité peu élevé, mais malgré cela de nombreux phénomènes ne sont pas vraiment compris. L'effort de la recherche vers les milieux les plus simples (milieux arctiques : groupe Jefferies, groupe Oksanen; milieu désertique : groupe Brown) est d'autant plus nécessaire que même dans ces écosystèmes relativement simple, de nombreux points restent à éclaircir.

La compréhension de la diversité et le rôle du niveau trophique "herbivore" dans cette diversité est une question qui reste à éclaircir. Ce travail est d'autant plus délicat que dans des systèmes aussi complexes que des communautés, il est souvent extrêmement difficile de travailler avec des prédictions claires et des tests d'hypothèse rigoureux (Begon et al. 1990).