2ème Journée d'Étude sur la Marmotte Alpine, Ramousse R. & Le Berre M. eds. : 69-74.


La Marmotte alpine :
un exemple de déséquilibre de la sex-ratio dans les portées chez un mammifère monogame ?

Laurent GRAZIANI
Laboratoire de Biologie des populations d'altitude - UMR 5553
UCBL1, 43 Boulevard du 11 novembre 1918, F69622 VILLEURBANNE cedex


Résumé
Bien que la génétique mendéllienne suppose une sex-ratio équilibrée chez les mammifères, il n'est pas rare d'observer une déviation plus ou moins importante chez différentes espèces appartenant à tous les groupes de vetébrés supérieurs. Une telle déviation semble exister dans une population de marmotte alpine Marmota marmota (mammifère monogame et territorial) alors que les explications proposées à ce jour reposent principalement sur un systeme d'appariement polygame. Afin de confirmer ce biais de la sex-ratio et de tenter de l'expliquer, une étude éco-éthologique à été entreprise pour déterminer si le taux de croissance et les stratégies comportementales différent suivant le sexe et l'exposition du domaine vital des groupes familiaux considérés.

Summary
50% male and 50% female offspring (sex ratio = 0.5) are expected under mammals "X/Y" sex determination theory. Nevertheless, many cases of extraordinary sex ratio are known in mammals. Male bias seems to occur in Alpine marmot Marmota marmota population. At this time, all hypotheses to explain sex ratio variation concerned polygynous mating system but explanation about the Alpine marmot which is a monogamous and territorial mammals are needed. To confirm sex ratio variation in the alpine marmot, we started an écoéthological study in the french Alpes. In particular, we investigates for the relationships between body weight development and behavioural strategies on one hand, and between sex ratio and exposure to sun of the home range on the other hand.

INTRODUCTION

La sex-ratio dans les portées de mammifères, est un élément important pour le fonctionnement des populations tant au point de vu démographique que social. La génétique mendélienne appliquée au système de détermination du sexe "X/Y" nous conduit à attendre chez ces individus, une sex-ratio équilibrée "50 % mâles, 50 % femelles". Dans la pratique, et contrairement aux prédictions, il n'est pas rare d'observer une certaine déviation à une telle sex-ratio : soit en faveur des mâles (Clark 1978 : Galago crassicaudatus, Mc Shea & Madison 1984 : Microtus pennsylvanicus, Clutton-Brock et al. 1984 : Cervus elaphus, Armitage 1987 : Marmota flaviventris), soit en faveur des femelles (Altman 1980 : Papio cynocephalus, Simpson & Simpson 1982 : Macaca mulatta, Johnson & Jarman 1983 : Macropus). Pourtant, si les exemples rapportés dans la littérature concernent la plupart des groupes de mammifères (ongulés, rongeurs, carnivores, primates), ils se rapportent toujours à des espèces polygynes.

Les hypothèses avancées à ce jour se replacent toutes dans un cadre néo-Darwinien et présentent les sex-ratio déséquilibrées (différente de 1:1) comme des stratégies visant à maximiser la valeur sélective des individus. Ceci implique qu'il existe au moins un facteur spécifique d'un sexe, discriminant mâles et femelles et qui permet aux parents, en jouant sur le nombre respectif de leurs descendants des deux sexes, de maximiser la représentation de leurs gènes dans les générations futures. Polygynie, coût d'élevage, comportements spécifiques de l'un des sexes ou envers l'un des sexes, rang social, sont souvent cités comme à l'origine des variations observées de la sex-ratio (Williams 1979, Clutton-Brock 1991).

Chez les espèces de mammifères monogames, mâles et femelles sont considérés d'une part, comme n'ayant qu'un seul partenaire pour chaque cycle de reproduction et d'autre part, comme prenant en charge à part égale l'élevage des jeunes. Dans ces conditions, on suppose que mâles et femelles sont "égaux". Par conséquent, la théorie prévoie que les facteurs cités précédemment ne s'appliquent pas, ce qui expliquerait l'absence de biais de la sex-ratio que l'on observe généralement chez les espèces ayant ce type de système d'appariement. Grâce au Parc National de la Vanoise, une campagne d'étude à propos d'un tel mammifère : la Marmotte Alpine Marmota marmota a pu débuter dès 1990, au Vallon de la Sassière (Savoie-73). Contrairement à notre attente, les observations régulières durant toute la saison d'activité de cet animal ainsi que l'examen des données de piégeage, semblent pourtant indiquer l'existence d'une déviation de la sex-ratio à l'émergence en faveur du sexe masculin (Cf. tab. 1 : t=2.235, p<0.05), et qui s'est s'accentuée l'année suivante (Cf. tab. 2, t=2.490 , p<0.05).

Dès lors, le laboratoire de socioécologie et d'éthologie de l'Université Claude-Bernard - Lyon I, a entrepris dans le cadre d'un D.E.A. et ce depuis l'été 1993 une étude plus approfondie de ce thème. Dans les quelques paragraphes qui vont suivre nous présenterons successivement les techniques d'études employées ainsi que les différents axes de recherches possibles pour les mois et les années à venir.

PROBLÈMATIQUES ET PROTOCOLE EXPÉRIMENTAL MIS EN PLACE

L'étude porte sur une quinzaine de groupes familiaux de Marmottes Alpines (Marmota marmota) du vallon de la Sassière [France-Savoie-(73)]. Afin de mettre en évidence d'éventuels facteurs discriminant mâles et femelles et ainsi susceptibles de fournir une explication au biais observé de la sex-ratio, deux types d'actions ont été entreprises :

Vérification de l'existence d'un biais dans la sex-ratio

par une détermination systématique du sexe des marmottons à l'émergence, et l'analyse des variations de la sex-ratio dans le temps pour différentes classes d'âges, exposition du domaine vital, suivant le groupe, sa composition et les caractéristiques du couple résident.

Tentative d'explication de ce biais par l'analyse des stratégies comportementales des individus composant les deux sexes

par une étude poussée de leur budget temps et de leur stratégie d'occupation de l'espace, associé au suivi de la croissance pondérale des jeunes au cours de leurs premières années.

Les individus étudiés doivent être reconnus et suivis de manière individuelle. Après trois ans d'expérience, la technique la plus efficace et la moins traumatisante s'avère être l'utilisation d'un piège tunnel à deux portes à déclenchement central. Aucun appât ne se distingue particulièrement pour son efficacité. Chaque individu capturé est anesthésié au Zoletil (Laboratoires Reading) puis marqué à l'aide d'une bague métallique numéroté à laquelle est ajoutée une marque plastique colorée en Darvic visible à distance. Le nombre élevé de groupes familiaux suivis est justifié d'une part, par la nécessité d'obtenir un nombre suffisant de données réparties sur les trois types d'habitat (Adret, Fond de vallée, Ubac) et d'autre part, par le fait que chaque femelle résidente ne met bas que deux ans sur trois voir un an sur deux. De plus le taux de mortalité (8 marmottons morts en 2 mois) doit être pris en compte afin de pouvoir suivre un minimum d'individus durant toute la durée de l'étude. Ceci nécessite un piégeage intensif et étendu ainsi qu'une dispersion des observations et des moyens.

La détermination du sexe des marmottons à l'émergence est réalisée après capture, par mesure de la distance ano-génitale : supérieure à 15mm chez les mâles, inférieure à 10 chez les femelles. La compilation des résultats pour les portées dont le sexe de tous les marmottons nés est connu, permet de calculer le rapport entre le nombre de marmottons mâles par portées, par années ou depuis le début de l'étude, et le nombre total de marmottons (mâles et femelles) des groupes considérés : ce sont autant de mesures différentes de la sex-ratio à l'émergence seule disponible pour une étude in situ. Elle est considérée comme une estimation de la sex-ratio secondaire, c'est-à-dire après formation de l'oeuf, par opposition à une sex-ratio primaire mesurée à la conception. Cette distinction, hormis les difficultés de mesure, présente surtout l'intérêt de distinguer des facteurs extrinsèques (physiques et sociaux) agissant directement sur le zygote, par opposition à des mécanismes intrinsèques liés au déterminisme génétique du sexe ainsi qu'aux propriétés fondamentales des gamètes (James 1971, Rhode et al. 1973, Pratt et al. 1987, Huck et al. 1990).

L'effort de capture, poursuivis tout au long de la saisons d'observations avec un maximum en début de saison de manière à remarquer chaque individu, permet de relever pour chacun d'eux différents indices biométriques tels que la longueurs des incisives, tour de cou, longueur de la tête, longueur des pattes postérieures mais aussi de les peser. Les relevés de ces masses tout au long de l'année, conjugués avec plusieurs captures des mêmes marmottons à différentes périodes, nous permettront de réaliser une estimation du taux global de croissance pondérale mais aussi de comparer celui des marmottons de sexe masculin et féminin. Chez une espèce monogame et sans dimorphisme de taille, on s'attend à une masse identique à l'émergence pour les marmottons mâles et femelles. De même, leur taux de croissance ne devrait pas différer significativement. Dans le cas contraire, un biais de l'investissement parental pourrait être éventuellement incriminé ce qui pourrait être un élément d'explication au biais observé de la sex-ratio.

Le suivi du budget temps et de l'occupation de l'espace sont quant à eux réalisés par la technique du "focal animal sampling" (Altman 1974). Chaque marmotton, repéré par sa marque auriculaire, est suivi individuellement à la lunette par session d'un quart d'heure, depuis un poste d'observation éloigné de 50 à 100 mètres. Leurs comportements, prise alimentaire, interaction avec d'autres marmottes, réponses aux alertes et leurs déplacements sont observés et chronométrés le plus précisément possible. Ces observations sont répétées de l'émergence (début juillet) à l'entrée en hibernation (octobre) et reprennent dès la sortie d'hibernation (2ème quinzaine d'avril). Pour un même individu, les observations sont réparties tout au long de la journée et à chaque fois, un pointage de tous les marmottons de la portée suivie est réalisé sur une carte. La comparaison de ces différent pointages permettra d'obtenir une estimation de l'espace exploité par chaque marmotton mais aussi de voir si l'un des sexes est plus "explorateur" que l'autre. De même la comparaison des répartitions dans le temps en durée et en fréquence des différents types de comportement permettra peut-être de caractériser l'un des sexes.

OBJECTIFS ET PERSPECTIVES

Dans un premier temps, il s'agira pour nous de confirmer à long terme l'existence dans le vallon de la Sassière d'une sex-ratio à l'émergence globalement décalée vers les mâles dans les portés de Marmota marmota, mais aussi d'étudier la variance de ce caractère entre les différentes portées, pour une année mais également entre année. Si les différentes valeurs de la sex-ratio n'étaient que le résultat du hasard, la théorie voudrait qu'elles suivent une loi binomiale (Williams 1979).

Dans un second temps, nous tenterons de déterminer les facteurs responsables de ce biais. L'étude des différentes stratégies comportementales adoptées et de différents indicateurs de l'investissement parental tels que la masse à l'émergence et la croissance pondérale, l'étude de différentes caractéristiques des groupes étudiés comme l'exposition, la structure sociale etc... et enfin une approche de différents indices susceptibles de discriminer les deux sexes, devraient permettre soit de replacer ces observations dans le cadre des différentes théories concernant le déterminisme de la sex-ratio (Trivers & Willard 1973, Clarck 1978, Silk 1983, Clutton-Brock 1991), soit d'en montrer l'originalité afin d'en mieux comprendre les mécanismes.

S.R des portées a l'émergenceS.R. GLOBALE = 0.600
S.R. MOYENNE = 0.599
Groupe 1989 1990 1991 1992 1993
A 0.500
B 0.800 0.667 0.250 0.500
C 0.750 0.750 0.800
D 0.667 0.500
E 0.500
J 0.500 0.600
Nb. d'individus 5 3 4 15 28
S.R. moyen 0.800 0.778 0.750 0.542 0.566pour 55 marmottons
S.R. Globale 0.800 0.667 0.750 0.533 0.571
Tableau . 1 1 : Sex-ratio à l'émergence dans le vallon de la Sassière, pour les groupes dont on connaît le sexe de tous les marmottons constituant la portée.

La sex-ratio (S.R.) est calculée comme suit : Nb. Mâles/(Nb. Total d'individus de la catégorie considérée).

S.R des yearling (1 an) S.R. GLOBALE = 0.659
S.R. MOYENNE = 0.640
Groupe 1990 1991 1992 1993
A 1 0.500
B 0.667 0.800 0.250 0.333
C 0.500 0.667 0.750 0.750
D 1 1 0.667
E 0.667
F
G 0.500
J 0.333 0.500
Nb. d'individus 7 10 9 18
S.R. moyen 0.611 0.822 0.583 0.541 pour 44 marmottons
S.R. Globale 0.714 0.800 0.667 0.555
Tableau .2 : Sex-ratio des yearling après leur première hibernation, dans le vallon de la Sassière.

LITTÉRATURE CITÉE

ALTMAN J. 1974. Observational study of behaviour : sampling methods. Behaviour, 49: 227-267.
ALTMAN J. 1980. Baboon mothers and infants. Harvard University Press, Cambridge.

CLARK A.B. 1978. Sex ratio and local resource competition in a Prosimian Primate. Science, 201: 163-164.
CLUTTON-BROCK T.H., ALBON S.D. & GUINNESS F.E. 1984. Maternal dominance, breeding success and birth sex ratio in red deer. Nature, 308: 358-360.
CLUTTON-BROCK T.H. 1991. The evolution of parental care. Monographs in Behavior Ecology, Princeton University press, pp.270.
JAMES W.H., 1971. Cycle day of insemination, coital rate, and sex ratio. Lancet, 16: 112-114.
JOHNSON C.N. ET JARMAN P.J. 1983. Geographical variation in offspring sex ratios in kangaroos. Search, 14: 152-155.
HUCK U.W., SEGER J. & LISK R.D. 1990. Litter sex ratios in the golden hamster vary with time of mating and litter size and are not binomially distributed. Behavioral Ecology and Sociobiology, 26: 99-109.
MCSHEA W.J. ET MADISON D.M. 1986. Sex ratio schifts within litters of meadow voles (Microtus pennsylvanicus). Behavioral Ecology and Sociobiology, 18: 431-436.
PRATT N.C., HUCK U.W. & LISKI R.D. 1987. Offspring sex ratio in hamster is correlated with vaginal pH at certaine time of mating. Behavioral and Neural Biology, 48: 310-316.
RHODE W., PORSTMAN T., DORNER G. 1973. Migration of Y-bearing human spermatozoa in cervical mucus. Journal of Reproduction and Fertility, 33: 167-169.
SILK J.B. 1983. Local resource competition and facultative adjustment of sex ratio in relation to competitive abilities.The American Naturalist, 121: 56-66.
SIMPSON M.J.A. & SIMPSON A.E. 1982. Birth sex ratio and social rank in rhesus monkey mothers. Nature, 300: 440-441.
TRIVERS R.L. & WILLARD D.E. 1973. Natural selection of parental ability to vary the sex ratio of offspring. Science, 179: 90-91.
WILLIAMS G.C. 1979. The question of adaptative sex ratio in outcrossed vertebrates. Proceding of Royal Society of London, 205: 567-580.

A suivre...


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