4ème Journée d'Étude sur la Marmotte Alpine, Ramousse R. & Le Berre M. eds. : 37-42.
ISBN : 2-9509900-3-7


Le comportement de surveillance chez la marmotte alpine (Marmota marmota )


Marie-Anne Renard & Raymond Ramousse

Laboratoire de Socioécologie & Conservation, UCB L1


Résumé : Les variations du comportement de surveillance (coup d'oeil à la recherche d'éventuels prédateurs pendant l'affouragement) sont analysées chez la Marmotte Alpine. Les résultats montrent que la surveillance augmente avec la pression anthropique et les cris d'alerte, mais diminue avec la taille du groupe d'affouragement. La distance au plus proche terrier influence aussi la surveillance. De plus, les juvéniles ont des actes de surveillance (relevés de tête) plus fréquents, mais plus courts que les adultes. Cela suggère que le comportement de surveillance varie avec le niveau de risque de prédation perçu par la marmotte.
Mots clés : Marmota marmota , comportement de surveillance, pression anthropique, taille du groupe, juvéniles.

Abstract: Vigilance behaviour in Alpine marmot ( Marmota marmota).
Variations in vigilance behaviour (look-ups to search for predators while foraging) were analysed in Alpine Marmot. Results show that vigilance increased with anthropic pressure, alarm calls, but decreased with foraging group size. Distance of the nearest burrow act on vigilance. Moreover, juveniles are vigilance acts (head lift) more frequent and more short than adults. This suggest that vigilance behaviour varied with the level of predation risk perceived by a marmot.
Key words: Marmota marmota , vigilance behaviour, anthropogenic pressure, group size, juveniles.






Dans le monde animal, presque toutes les espèces sont une source de nourriture potentielle pour d'autres espèces. Pour ne pas être capturées, ces proies disposent d'un vaste arsenal de moyens de défense soit morphologiques (piquants, carapaces...), soit comportementaux (fuite...). La mise en place de ces moyens nécessite la détection du prédateur par la proie grâce au comportement de surveillance. Si la surveillance est vitale pour l'individu, elle peut aussi être dangereuse car la détection des prédateur (tête levée) s'oppose à la recherche de nourriture au sol (tête baissée). Les animaux affourageants doivent donc réaliser un équilibre précis entre ces deux activités pour maximiser leur taux d'ingestion tout en minimisant le risque de prédation. Pour cela, ils entrecoupent leurs phases d'alimentation de relevés de tête, plus ou moins longs et plus ou moins nombreux. Le comportement de surveillance correspond alors à ces relevés de tête.
Cette étude s'intéresse aux facteurs pouvant influencer l'équilibre entre la prise de nourriture et la surveillance pendant l'affouragement.


Matériel et Méthode

L'étude s'est déroulée en 96 et 97 dans la zone périphérique du Parc de la Vanoise sur la commune d'Aussois. Deux groupes familiaux ont été échantillonnés :
* le premier, situé au lieu dit de la Randolière est très fréquenté par les randonneurs Il est, en effet, encadré par une route forestière et un chemin de grande randonnée.
* le deuxième groupe, situé près du Ruisseau des Chaix, est beaucoup moins fréquenté car il est bordé uniquement par le chemin de grande randonnée.

Méthode d'étude

Dans un premier temps, la méthode d'échantillonnage individuel focalisée (focal-animal sampling , Altmann en 1974) a été mise en pratique : des individus affourageant, pris au hasard, ont été filmés pendant une durée d'une minute.
Deux variables à expliquer, quantifiant le comportement de surveillance, sont alors notées :
* Nombre de Relevés de tête par minute (NR) et * Durée totale de Relevés de tête par minute (DTR).
Au cours de chaque observation, huit variables explicatives, ou facteurs, sont aussi relevées :
1* le Mois ; 2* l'Heure ; 3* l'Age de l'individu observé : Marmottons et individus de plus d'un an (que je nommerai " adultes ") ; 4* le Site ; 5* la Taille du groupe d'affouragement (TGA). Le groupe d'affouragement inclut l'animal observé et les animaux se trouvant à moins de 15 mètres de lui ; 6* les Promeneurs : Absence ou présence de promeneurs ; 7* les Cris : absence de cris, émission de 1 à 5 cris par un ou des membres du groupe étudié, émission de 1 à 5 cris par un ou des individus extérieurs au groupe et, dernière catégorie, émission de plus de cinq cris par un ou des individus extérieurs au groupe étudié ; 8* la Distance au plus proche terrier (DPPT).
De plus des comptages horaires de touristes empruntant le GR5 et la route forestière, le long des deux sites d'étude, sont effectués au cours des journées d'observation. Ils permettront de quantifier la pression anthropique exercée sur les deux groupes familiaux.

Traitements statistiques Pression anthropique : Des tests non-paramétriques sont utilisés pour appréhender les fluctuations de la pression anthropique.
Quantifications des effets des facteurs environnementaux et biologiques sur le comportement de surveillance : Le but de cette quantification est de révéler les facteurs responsables de la variabilité du comportement de surveillance, grâce à l'analyse de variance (ANOVA). Deux ANOVA séparées sont réalisées grâce au logiciel GLIM 3.77 : ANOVA du nombre de relevés de tête par minute avec 8 facteurs ;ANOVA de la racine carrée de la durée totale de relevés de tête par minute avec 8 facteurs. En effet, du fait des hypothèses de l'analyse de variance, une transformation en racine carrée s'impose pour la durée totale de relevés de tête (RcDTR).


Résultats

Pression anthropique

L'affluence touristique (Fig. 1) varie fortement en fonction du mois (Kruskal-Wallis : n=166, ddl=3, H=83,368, p<0,0001) et du site d'étude (Mann-Whitney : n1 = 80, n2 = 86, U = 2741, p=0,024), mais pas en fonction de l'heure (Kruskal-Wallis : n=166, ddl=2, H=0,398, p=0,8194). On a une multiplication par dix du nombre de touriste par heure entre Mai et Août. Le groupe de la Randolière est deux fois plus dérangé que l'autre groupe.

Durée totale de relevés de tête (DTR)

L'analyse de variance sur RcDTR permet de constater que DTR varie significativement avec les facteurs Promeneurs, Mois, Taille du groupe d'affouragement, ge, Site, DPPT et Cris (Fig. 2).
En absence de promeneurs les marmottons ont une durée de relevés de tête inférieure à celle des adultes, mais cette différence devient quasiment nulle en présence de promeneurs sur le sentier. La présence de promeneurs entraîne donc une augmentation plus importante de la durée de relevés de tête chez les marmottons (+315,3%) que chez les adultes (+13,7%).
La durée totale de relevées de tête est pratiquement multipliée par deux entre Mai et Août.
Elle diminue quand la taille du groupe d'affouragement augmente.

Figure 1 : Évolution de la pression anthropique en fonction du mois et du site d'étude.


Figure 2 : Variations de la racine carrée de la durée totale de relevés de tête par minute (RcDTR) en fonction des facteurs significatifs découlant de l'ANOVA correspondante.


Les marmottes du site de la Randolière (groupe le plus fréquenté) ont une DTR toujours supérieure à celle du groupe du Ruisseau des Chaix.
L'effet du facteur de distance au plus proche terrier est plus ambigu. On a d'abord une diminution de la DTR quand DPPT augmente, puis une augmentation.
L'audition de cris, quel que soit leur nombre, entraîne une augmentation de la durée totale de relevés de tête.

Nombre de relevés de tête (NR)

L'analyse de variance sur NR permet d'aboutir à un effet significatif des facteurs Promeneurs, Mois, Age, Taille du groupe d'affouragement, Site, Heure et Cris sur cette variable.
Par rapport à DTR, les effets des facteurs sont identiques sauf que :
* contrairement à la durée totale de relevés de tête, le nombre de relevés de tête varie avec l'heure (Figure 3) ;
* le facteur DPPT a un effet significatif sur DTR, ce n'est pas le cas sur NR ;
* l'Age a un effet inverse sur les deux variables : les marmottons ont des relevés plus fréquents mais une DTR plus faible que ceux des adultes (Figure 3) ;


Figure 3 : Variations du nombre de relevés de tête par minute (NR) en fonction des facteurs ge et Heure. Les valeurs sont données sous la forme de : moyenne écart-type.


Discussion

L'augmentation de la surveillance en présence de promeneurs et au cours des mois, c'est-à-dire, quand la pression anthropique augmente, traduit le fait que l'homme est perçu comme un danger potentiel par la marmotte alpine, surtout que dans notre milieu d'étude la marmotte est un gibier chassé.
Cette augmentation de la surveillance traduirait aussi le fait qu'il n'y aurait pas d'habituation à la présence humaine (habituation : affaiblissement d'une réponse à un stimulus donné, résultant d'une accoutumance à ce dernier). Au contraire, la réponse à la présence humaine est amplifiée. Cependant une autre hypothèse pourrait être avancée : un phénomène d'habituation à la présence humaine se traduisant non par une diminution de la surveillance mais par une diminution du nombre de fuites vers le terrier ou d'arrêt de l'alimentation. En Mai, peu habituées aux promeneurs, les marmottes arrêtent d'affourager en leur présence. En Août, habituées aux promeneurs, elles continuent d'affourager en leur présence mais augmentent leurs niveaux de surveillance.
L'augmentation, dans les deux groupes, de la surveillance avec la pression anthropique est indépendante de la présence directe de promeneurs pendant l'observation. Elle traduirait un phénomène de mémorisation et d'anticipation d'un danger chez la marmotte alpine. La marmotte serait capable de mémoriser la présence élevée de randonneurs et d'anticiper à court-terme en augmentant son niveau de surveillance.
La variabilité des niveaux de surveillance pourrait être aussi due à des risques de prédation différents pour les individus. Ainsi, les jeunes animaux sont en général plus vulnérables que les adultes car moins expérimentés. Les marmottons présentent ainsi des relevés plus fréquents mais plus courts en moyenne que les adultes. En fait ils reprennent plus vite leur alimentation probablement du fait du besoin d'une alimentation intensive pour l'accumulation de la graisse nécessaire à l'hibernation. La faible durée de surveillance des marmottons confirme alors le conflit entre le maintien de la surveillance et l'alimentation. Les marmottons ne distinguent pas les prédateurs d'espèces inoffensives. Cela expliquerait la réponse plus forte des marmottons à la présence de promeneurs par rapport à celle des adultes.
L'augmentation de la taille du groupe d'affouragement diminue la surveillance tant pour NR que pour DTR. Cette diminution irait de pair avec une diminution du risque de prédation.
Les cris d'alarme influencent clairement le comportement des marmottes pendant l'affouragement. Ces cris entraînent une augmentation du temps de surveillance (NR et DTR) renforçant l'hypothèse que les marmottes augmentent leur surveillance quand le risque de prédation perçu augmente. En effet, selon Hofer et Ingold (1984) et Blumstein et Arnold (1995), les cris d'alarme permettent de communiquer le degré de risque de prédation perçu par la marmotte alpine criant : les cris uniques seraient émis quand la prédation est imminente alors que les cris répétés seraient produits face à une prédation potentielle. En fait, seuls les cris répétés entraînent une augmentation de la surveillance. Les cris uniques provoquent, en général, une interruption de l'activité en cours et une fuite vers le terrier le plus proche, le risque de prédation perçu étant trop élevé pour que les marmottes continuent leurs activités.
L'effet de l'heure concorde avec l'hypothèse selon laquelle les marmottes surveilleraient plus pendant le pic d'activité de leurs prédateurs potentiels. En effet, le renard chasse principalement en fin d'après-midi (Artois & Le Gall 1988).
La vulnérabilité des marmottes est certainement plus forte quand elles affouragent loin de leurs terriers plutôt que lorsqu'elles en sont proches. Mais comme les marmottes se nourrissent sélectivement (Massemin, 1992), qu'elles mangent la végétation plus vite qu'elle ne se régénère et que le gain de poids est nécessaire pour l'hibernation et le succès reproducteur des individus, les marmottes ne peuvent rester confinées dans les aires autour des terriers. Elles doivent quitter ces aires et donc devenir plus vulnérables aux prédateurs (Holmes 1984). Pour contrebalancer ce risque de prédation accru, les marmottes augmentent leur surveillance pour détecter plus tôt les prédateurs et ainsi augmenter leur distance de fuite. Cette augmentation de la surveillance a lieu dans notre étude quand les marmottes sont très éloignées du terrier (>30m). Par contre, la surveillance près du terrier est supérieure à celle entre 10 et 30 m du terrier. Dans ce cas, ce n'est pas la distance au terrier qui conditionne le niveau de surveillance par l'intermédiaire de risque de prédation, mais le risque de prédation perçu qui conditionne la distance au terrier. Une marmotte "inquiète" ne s'éloignera guère de son terrier et conservera une surveillance soutenue. Une diminution du risque permettra à l'animal de s'éloigner et de diminuer sa surveillance. Cela entre dans le cadre de la stratégie globale de surveillance de la marmotte, énoncée par Armitage et Corona (1994). Cette stratégie, englobant toutes les formes de surveillance, consiste à passer beaucoup de temps près d'un terrier pour évaluer les risques potentiels de prédation avant d'initier l'affouragement.
Cette étude permet de distinguer deux types de facteurs :
* les facteurs liés aux caractéristiques de l'espèce (facteurs intrinsèques). Ils ont alors un effet identique sur les deux groupes familiaux de marmottes étudiés malgré des milieux différents. C'est le cas ici des facteurs taille du groupe d'affouragement, âge de l'animal observé, cris et distance au terrier le plus proche.
* les facteurs ayant un effet variable sur les deux groupes. Ces effets peuvent alors être attribués à des différences d'habitats ou de composition de groupe (sex-ratio, répartition des individus par classe d'âge). Ainsi les effets promeneurs et mois sur NR varient en fonction du site. Cela est à relier à une pression anthropique différente.
Le risque de prédation serait donc l'un des paramètres important pris en compte lors de la prise de décision entre la surveillance et l'alimentation au cours de l'affouragement chez la marmotte alpine. En effet, l'effet de chaque facteur sur le comportement de surveillance peut s'expliquer grâce à une augmentation ou une diminution du risque de prédation perçu. Cela confirme que les marmottes alpines sont capables d'évaluer et de modifier par leur comportement les risques de devenir victimes de prédation durant un temps écologique (Gibault et al. 1994).


Bibliographie

Altmann J. 1974.
Observational study of behavior sampling methods. Behav ., 49: 227-265.
Artois M. & Le Gall A. 1988.
Le renard . Hatier, Paris.
Armitage K. & Corona M. 1994.
Time and wariness in yellow-bellied marmots. IBEX J.M.E. , 2 : 1-8.
Blumstein D. & Arnold W. 1995.
Situational specificity in alpine-marmot alarm communication. Ethology , 100: 1-13.
Gibault C., Ramousse R. & Le Berre M. 1994.
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Hofer S. & Ingold P. 1984).
Die Pfiffe des Alpenmurmeltiers. Form und Auftreten im Zusammenhang mit der Feindvermeidung. Rev. suisse Zool. , 91 : 864-865.
Holmes W. 1984.
Predation risk and foraging behavior of the hoary marmot in Alaska. Behav., Ecol., Socio ., 15 : 293-301.
Massemin S 1992.
L'alimentation de la marmotte alpine ( Marmota marmota) : échantillonnage botanique, étude coprologique et approche du comportement de vigilance. Rapport DEA, Adaptation et survie en environnements extrêmes, Lyon.
Massemin S., Ramousse R. & Le Berre M. 1993 .
Comportement de vigilance chez la marmotte alpine (Marmota marmota). Bull. Soc. zool. Fr., 118(2) : 195-201.


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